Thursday, December 31, 2009
L'air du temps
Simone Weil ou l'éloge de l'inconfort
Enfin une révolutionnaire qui ne s'abîme pas dans la guimauve fraternitaire !
Noël est, jusqu'à la nausée, la fête du trop-plein : satiété de la bouffe, des bons sentiments, du potlatch et du cocon familial. Bonne occasion, à titre d'antidote pour l'âme et pour l'esprit, de parler de Simone Weil, dont un nouveau volume des oeuvres complètes vient de paraître (1). Simone Weil ou le parti pris du vide. De l'absence. De la nuit de tous les sens. De la «décréation», de la volonté de ne pas être. «E ne faut pas être moi. Mais il faut encore moins être nous», dit cette sublime apôtre de l'anarcho-syndicalisme. Enfin une révolutionnaire qui ne s'abîme pas dans la guimauve fraternitaire. Enfin une quasi- chrétienne qui nous délivre du Petit Jésus et de l'ange gardien. «La chrétienté, dit-elle encore dans ses «Carnets», est devenue totalitaire, conquérante, exterminatrice, parce qu'elle n'a pas développé la notion de l'absence et delà non-action de Dieu ici-bas.»
Il faut savoir lire celle que Camus nommait «le seul grand esprit de notre temps», dans son jaillissement provocateur, parce qu'elle nous libère du plus féroce instinct qui se tapit au coeur de l'homme, je veux dire l'instinct de propriété. Propriété qui n'est pas seulement celle de l'argent et des choses matérielles, mais propriété du moi, propriété de nos vertus, de Dieu, de l'immortalité. C'est là toute la pesanteur qui obstrue les canaux de la grâce. Puisque, par l'incarnation, Dieu renonce en quelque sorte à sa toute-puissance, pourquoi l'homme ne renoncerait-il pas à son tour à sa toute faiblesse ? Vertigineuse fascination pour la forme la plus haute de l'amour absolu, à savoir l'anéantissement de soi.
Ah ! Ce n'est pas un chemin facile que celui de Simone Weil, qui pense comme Chesterton, comme Kierkegaard, comme Bernanos, comme Dostoïevski, que le climat spirituel propre au christianisme est celui de l'inconfort, de la révolte permanente et de la contradiction. Au vrai, Simone Weil se situe délibérément à la limite de l'espèce humaine, pour laquelle elle témoigne, sans tout à fait lui appartenir entièrement...
Que retenir de ce volume ? Comment parler d'elle sans la trahir ? De ce livre foisonnant, je ne veux évoquer que deux thèmes.
D'abord, l'articulation de la pensée grecque avec le christianisme. Grande lectrice et profonde connaisseuse de Platon, commentatrice du «Timée», Simone Weil, sans faire de lui un chrétien qui s'ignore, souligne ce qui dans le platonisme constitue, selon le titre de son éditeur, le père Perrin, des «intuitions pré-chrétiennes». Ce voyage à travers Platon n'était que le fragment d'une grande enquête projetée sur d'autres similitudes avec le bouddhisme, le taoïsme et la religion de l'Egypte ancienne. En privilégiant ce type de filiation, Simone Weil s'inscrit en faux contre la liaison univoque Ancien-Nouveau Testament, autrement dit contre le «judéo-christianisme». Car elle ne parvient pas à concevoir que le Dieu de l'Ancien ait quelque chose à voir avec celui du Nouveau. Moi non plus d'ailleurs.
L'autre grand thème platonicien qui se dégage de l'oeuvre est celui du «gros animal», celui-là même que Platon décrit au livre VI de «la République». Entendez par là la société, ou plus précisément l'opinion publique. C'est à lui que les sophistes et les politiciens font une cour assidue et exclusive : «Ce qui fait plaisir à l'animal, ils le nomment bon, ce qui répugne à l'animal, ils le nomment mauvais, et il n'y a pas d'autre critère.» Qr les opinions du gros animal se forment sans aucun rapport avec le vrai. Et l'éducation ne fait que reproduire les opinions et les préjugés du gros animal.
A rapprocher de l'impitoyable «Note sur la suppression générale des partis politiques» (2), admirée par André Breton, où Simone Weil montre que les partis sont conçus exclusivement pour exercer une pression sur la pensée de chaque être humain et pour fabriquer artificiellement de la passion collective. Quand l'esprit de la démocratie se métamorphose ainsi en pure et simple adoration du gros animal, alors la pesanteur l'emporte sur la grâce et la tyrannie n est plus très loin.
(1)«Ecrits de Marseille, 1941-1942 Grèce, Inde, Occitanie», oeuvres complètes, tome IV, vol. 2, Gallimard.
(2) Flammarion, coll. "Climats", 2006.
Jacques Julliard
Le Nouvel Observateur
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